lundi 14 mars 2011



 Photo de Mathew Barney

Maladroitement, avant de passer la  porte de la salle à manger elle avait trébuché, s’était pris les pieds dans le tapis, et un  guéridon avait basculé sur le côté, emportant avec lui le vase japonais vieux de cinq cents ans. Elle tenait entre ses deux mains les  morceaux brisés et attendait, près du salon, immobile et inquiète. C’est à peine si elle osait regarder  Wolf et Gang, hiératiques, qui la fixaient sévèrement.
Lorsque la Reine  leva son regard vers elle, Marianne sentit  les yeux  couleur d'acier piquer en flèches puis se figer  dans sa chair. La violence et la vitesse de cette volte-face étaient imprévisibles. Un ouragan l’aurait sans doute moins déstabilisée que ces yeux-là, qui, soudain vides, semblaient pouvoir  arracher de son corps la vie qui bouillonnait en elle. Elle crut qu’un  courant mortel, glacial, puissant, l’aspirait et l’entraînait au loin, se sentit   perdre pied. Le sol, se dérobant comme un sable mouvant, parut emprisonner  ses  jambes, ses genoux tendres, et sa bouche se tut alors qu’elle aurait voulu dire :
« Voilà ce qui s’est passé : je courais, comme vous m’aviez appelée, mais le ruban de la ceinture de ma robe s’est défait et s’est accroché à la poignée. Je suis tombée » 
Non, elle ne dit rien, elle ne pouvait rien dire non plus, mais  éprouva soudain cet étrange sentiment de ne valoir rien, c’est tout.
Le front obstinément  baissé, elle avait  avalé rapidement sa salive, machinalement, avait  pincé ses lèvres jusqu’au sang et serré les poings avant de courir s’enfermer dans sa chambre.
Se jetant sur son lit, mordant, mâchant  le tissu recouvrant l’oreiller,  de sa voix étouffée elle avait répété plusieurs fois en sanglotant, mais nul n’entendit : « Oh, maman ! »
Lorsqu’ enfin elle s’était apaisée, elle avait remarqué que la porte de son armoire s’était ouverte, se leva, s’approcha. Elle était étrangement  vide et la lumière du jour qui passait par la fenêtre éclairait l’intérieur. Les mains de Marianne s’aventurèrent et elle gémit, tout doucement, au moment de ne pas sentir sous ses doigts la robe offerte par sa mère  pour ses dix ans, peu avant le terrible accident.
Aussitôt elle eut besoin de se pelotonner tel un petit animal, d’enrouler son corps sur lui-même autour du vêtement, de se blottir dans la chaleur et la douceur des fils de soie, d’y enfouir son visage. Le vide qu’elle découvrait dans ce meuble immense et austère l’effraya tout d’abord, mais une odeur de lavande qui  persistait malgré la disparition de la robe l’attira à l’intérieur du meuble.  Sans la moindre hésitation, elle prit soin de retirer la clé et s’y enferma à  double tour.
Aussitôt assise, elle replia ses genoux contre son menton, les entoura avec ses bras, et tout en chantant  pour elle-même cette comptine qu’elle connaissait par cœur et qui autrefois l’aidait à s’endormir, commença doucement à se balancer, de droite à gauche, puis de gauche à droite, sans bruit :
« 12 pieds de lavande ont fleuri cette nuit dans le cœur de mon bien aimé 
 Sa main contre ma joue, je ne l’ai pas rêvée, non, pas rêvée
 12 pieds de lavande répandent un doux parfum sur ma robe d’été
Son baiser sur ma bouche, je ne l’ai pas rêvé, non, pas rêvé »

Il lui sembla à ce moment précis qu’une tête s’était lovée contre sa nuque et qu’on fredonnait à côté d’elle. Elle sentit d’abord un souffle, puis  une main grande et chaude qui caressait sa joue. Elle tressaillit au contact de cette main, puis pleura de joie en reconnaissant là une sensation qu’elle croyait disparue à jamais. Simultanément, une douleur sourde et violente comprima son ventre comme si un ressort  le tendait avec la brutalité inouïe d’une main de fer, l’empêchant de respirer. Comme un coup de poing dans l’estomac.
 Marianne refusa cela, et  fermant les yeux de toutes ses forces enfantines, vit aussitôt  tourbillonner des images colorées, fugitives : du jaune, du bleu, du vert, un sourire, des bras  s’approchaient d’elle, de l’eau ruisselait sur un dos blanc comme le lait. Elle sentit qu’elle pouvait retenir d’autres images encore : elle huma  l’air de l’océan sur des boucles blondes ondulées, emmêlées, délivra de la nuit et de l’oubli le regard tendre dont les yeux tombaient dans les siens, retrouva la cachette dans les rochers où elle aimait  surprendre ou attendre, et entendit le cliquetis de la médaille sur la peau nue. Le sable chaud  d’ Espagne emmêlé au vent espiègle brûla ses yeux, la mer la bouscula  doucement, les vagues serpentèrent jusqu’à elle dans un concert de voix grondantes ou chuchotées.
Puis, tout à coup, le cœur aimant de sa mère battit en elle, intensément, brièvement, tel un poisson traversant à toute vitesse un ruisseau. Une seule fois….. 
D’un coup de reins, les yeux grands ouverts, Marianne se redressa, à bout de souffle, et comprit soudain que tout espoir était vain, éprouva avec stupeur et effroi cette certitude, pour la première fois de sa vie.
La colère qui grondait en elle depuis de longs mois  électrisa son corps, elle ressentit les caresses d’un vent violent  qui semblait  l’obliger à aller de l’avant,  sut  qu’elle  avait subitement, précocement mûri, vieilli,  et s’entendit dire :
« Désormais, tu ne vivras  plus que dans mes rêves, mais je forcerai ma mémoire pour que tu m’envahisses  plus que ton seul souvenir.
Je te chercherai partout dans ma vie et te reconnaîtrai dans les mains qui me frôleront,  dans les odeurs subtiles, dans la chaleur, l’abandon  et la rondeur d’un ventre, sur le grain d’une peau. Hélas je grandirai sans toi mais je t’atteindrai pourtant….
 En ce court instant, si  la  sensation de ta présence vivante s’est ensevelie en moi, moi  je ne veux rien oublier, jamais »

Marianne éprouva  alors une étrange sensation, comme si l’armoire se mettait à bouger et accompagnait ses balancements, comme si des bras la portaient, la berçaient. Toujours est-il qu’elle se sentit en sécurité, tout  enveloppée d’une chaleur cotonneuse, et s’endormit.




Photo Edouard Lev 2

D’autres que lui auraient laissé tiédir la sensation, auraient enfoui le souvenir cuisant de cette brimade de trop. Cette foois-ci il s’est enfui, il n’a pas pu. Il a écarté, fait  glisser les mains qui serraient son cou en utilisant  la force de ses poignets, puis a donné un grand coup de genou dans le ventre de son ennemi, et, devant ses yeux étonnés, abasourdis par cette soudaine volte face, n’a pas laissé le temps au remords, ni au regard de haine qui déjà le cherchait. Il a pris ses jambes à son cou, a couru sans s’arrêter, sans se retourner.
Dehors, le froid glacial est semblable à une main tendue : il  doit aller vers elle, la saisir,  la poser à plat contre son cœur qui bat si fort depuis tout à l’heure, et la laisser tracer un chemin sur sa peau.
Le chemin d’une autre vie, loin d’ici.
"Qu’attends-tu, murmure la voix qui depuis des années l’entendait gémir, la nuit, tout seul dans son petit lit ?"
S’il connaissait la réponse, il serait parti plus tôt, un matin il aurait filé sans faire de bruit.
 Là, il s’est mis à courir subitement  sans savoir vers quoi, tant pis s’il ne sait pas, il ne peut pas rester là, c’est tout ce qu’il sait.
Un peu plus loin, il s’est  arrêté de courir et a continué de marcher sur une route droite qui longe la voie du chemin de fer.  Aussitôt les pensées qui l’ont assailli sont une sorte de picotement  acéré qui  le transporte très loin en arrière……
Sortie de 5 ème un après-midi au tout début de l’été. Un soleil éclatant au-dehors et sa  bonne note en anglais …  Le souvenir  très vague d’avoir fixé son attention un peu plus tôt dans la journée,  en entendant dans le lointain le cri d’une sirène d’ambulance qui roulait à toute vitesse devant le collège.
Lorsqu’il passe le portail de l’établissement, il y a une  voiture qu’il connaît : l’amie de sa grande sœur lui fait signe. Cela le surprend  mais il se dirige vers elle, tout enjoué, pressé de raconter que le professeur d’anglais l’a félicité.
Dans la voiture il s’assoit sur le siège arrière,  salue sa sœur et son amie qui restent silencieuses. Puis,  dans le rétroviseur, il aperçoit le visage de sa sœur, ses yeux rouges…..
 Tout à coup il s’écrie : « que se passe-t-il ? » 
L’air, comme raréfié, pour la première fois de sa vie, creuse dans sa poitrine  une interrogation qui empoigne littéralement   sa pensée.
Pourquoi sont elles venues le chercher aujourd’hui alors qu’ils habitent tout près d’ici et qu’habituellement il rentre à pied ? se demandait-il quelques instants plus tôt  avec une légère inquiétude, vite balayée, au moment de traverser la route.
Sa sœur se retourne, ses yeux remplis de larmes,  lui parle, avec une voix tremblante :
 «  Nicolas, il va falloir que tu sois très courageux, très »
Il bondit de son siège, malgré lui.
Les mots que sa sœur a prononcés sont tombés gravement tel un couperet sur son insouciance d’enfant, ont pénétré sa nuque et son dos comme la morsure d’un courant glacé.   Aussitôt, le désir de s’extraire, d’être même éjecté de cette voiture l’étreint violemment.
 Il dit,  répète stupidement ce qui vient  à  sa bouche à ce moment-là : « Ne me dis pas que, ne me dis pas que, ne me dis pas que ! ! ! ».
 Plusieurs fois il ânonne ainsi, et  ses mots n’osent pas franchir ses lèvres, butent comme s’ils se cognaient à un mur.
Puis d’un seul coup : « Ne me dis pas que maman est morte ! »
 Dire cela l’a soulagé, comme si c’était moins douloureux et insensé que sa mère soit morte, plutôt  qu’attendre.
Sa sœur secoue la tête, l’air triste : « Non, Nicolas,  ce n’est pas maman »
  Nicolas nomme d’autres personnes, âgées, de sa famille,  et une terrible angoisse monte en lui, simultanément :
 « Est-ce Mamy, est-ce  Papy, est-ce  Daddy ? » dit-il presque automatiquement,  sans trop y croire, alors que ses yeux fixent la route et que le désir  le brûle subitement  d’être ailleurs, tout de suite, dans le regard de l’enfant aux boucles blondes  qui l’attend, à la maison, depuis le matin, qui s’est jetée dans ses bras lorsqu’il partait à l’école, qu’il a baignée la veille au soir, qui avait fait pipi dans l’eau du bain pendant qu’ils riaient ensemble, et dont les mains l’enlaçaient si tendrement tout à l’heure.  
Mais  sa sœur continue de secouer la tête.
 Puis, vient entre sa sœur et lui un silence insupportable, lourd de sous-entendus d’une violence inouïe  qui martèlent progressivement son cœur. Nicolas se raidit, comme si l’horreur  trouait sa chair,  et il crie, désespéré : « oh non,  non, je t’en supplie, ce n’est pas   notre petite sœur, non, pas elle…..
Sa sœur baisse la tête  et sans le regarder dit : « si, Nicolas, notre petite sœur est morte ! »
Un train à grande vitesse a déchiré son être et poursuivi sa course folle.
Un rideau sombre, entièrement  noir,  s’abat  aussitôt pesamment sur sa tête.
Il a l’impression d’être balayé d’un revers de main comme un minuscule et importun fétu de paille par la vie, de  devoir s’enfoncer dans la nuit glacée qui l’enserre amoureusement, étouffe d’être ainsi étreint, ne comprend rien, se demande s’il rêve.

  Lorsque  Nicolas a cogné avec son genou le ventre de son ennemi, il s'est  senti libéré d'un seul coup. Les mains serraient alors son cou comme  la mort qui, il y a longtemps,   avait  brutalement arraché sa petite sœur et rendu muet ce garçon si  insouciant qui croyait en l’immortalité des êtres et en la beauté du monde, en ses parents comme en des géants  aimants et puissants, avec toute  la force de ses 11 ans.

La route sur laquelle il marche maintenant sans se hâter vient de traverser une grande prairie parsemée de boutons d’or. Cette vision l’exalte, comme le  présage que sa route va bientôt rencontrer son destin. Une petite gare se profile au bout de la prairie, elle semble désaffectée tout d’abord, et puis non, on voit distinctement une foule pressée qui marche, et un train à l’arrêt. Celui qu'il va prendre.....

mercredi 2 mars 2011

DANSE


Texte 6
Photo5 : sam Taylor Wood : soliloquy  / salle de danse


Soudain, on s'exclama et la plus belle partie du spectacle se déroula sous nos  yeux de spectateurs ébahis, forcés  de lever les yeux au ciel.
Une marionnette  immense, une de ces grosses poupées de chiffon à taille humaine, puis 2, 3, 4, descendirent depuis le haut  jusqu'à la scène, suspendues par un cylindre de bois que maintenait  le  portique  dissimulé jusque là par chaque bord du rideau qu'une main invisible était en train d'écarter.
  Elles apparurent en même temps que la lumière des projecteurs  fonçait sur elles, comme émergeant d'un rêve, toutes ébouriffées, l'air ensommeillé et le bas de leur corps flottant dans le vide, inanimé comme celui d'un pantin.
Les danseurs se saisirent chacun d'une de ces mounaques, et avec une _expression de surprise enfantine,  les soulevèrent  légères et inarticulées dans leurs bras.
Tout d'abord jouets inertes entre leurs mains fureteuses, elles sautèrent   pendant quelques minutes tels des ballons qu'ils se passaient en bondissant . 
L'une  de ces mounaques resta  alors un peu plus longtemps prisonnière entre les doigts d'un des danseurs. Les autres, aussitôt lâchées,  tombèrent sans bruit sur le sol, tout en se figeant  dans d'étranges postures molles et contorsionnées.
Les regards, puis  les corps,  convergèrent alors massivement  vers celle qui était retenue, se faisant menaçants comme des ombres gigantesques.  
Le danseur, que son propre jeu subjuguait,  tenait sans aucun doute un trésor qu'on convoitait.
On s'avança vers lui, peu à peu, et chacun tenta d'empoigner, qui, un bras, qui, une main, qui, le haut de la tête de la marionnette. 
Malgré le corps de chiffon écartelé qu'on s'arrachait, malgré la présomption d'une irruption de violence, l'excitation prit bientôt le dessus et la séquence   se conclût par une explosion de joie incontrôlée, tragi-comique, presque déstructurée, que mes yeux applaudirent. 
  
C'est alors que chaque danseur, l'air inquiet, se mit tout à coup  à chercher quelque chose, et arrêta son   regard sur  les mounaques gisant au sol.  
 Une force invisible  parut les  pousser vers elles, et  mimant soudain une valse, sur un tempo très lent, ils leur firent  prendre chair et vie  comme des  partenaires de bal , leurs pieds touchant presque le sol.
Les robes et les cheveux en laine flottaient à ce moment précis  dans un mélange de grâce, disgrâce, d'étrangeté, familiarité, de puissance, légèreté mêlées qui, ensemble donnaient l'impression d'être devant des couples bizarrement assortis,  comme ceux qu'on rencontre si souvent dans la vie.

Dans les coulisses, présent depuis le début du spectacle, assis sur un tabouret,  le buste et l'oreille tournés vers la scène, l'accordéoniste vêtu de noir, complice, jouant de manière subtile, écoutait les pas.
Il alternait des leitmotivs lancinants, des figures obsédantes, et des motifs plus gais, plus dynamiques.
Il souriait, et dans le coin à peine éclairé qu'il occupait, ses yeux entrouverts brillaient.

 Cette fois, les  visages des danseurs  se tendirent vers les mounaques, amoureusement, se rapprochant de plus en plus de leurs lèvres immobiles et muettes.
L'étreinte  vigoureuse des mains crispées sur les hanches fit  alors tournoyer les jambes molles  à l'horizontale comme  des  oiseaux  aux ailes déployées que la vitesse fait planer.

 Le bruit du tabouret qui était tombé, je ne l'entendis pas. Mais je vis l'accordéoniste debout , tremblant comme un fétu de paille, rempli d'une sueur qui collait ses cheveux fins contre sa nuque. Il s'avança alors vers le groupe de danseurs et dansa à son tour, seul, tout en continuant de jouer. 



le lendemain soir, je dois la rencontrer pour une interview sur le lieu où elle anime son atelier.
 Le plancher de la salle de danse résonne, j'entends au loin  des rires, des chuchotements, un babillement joyeux.
Je m'introduis dans la salle, nul ne prête attention à ma présence, j'en suis soulagée. je m'assois près de la porte.
Devant moi,  allongés sur le sol, les danseurs  éparpillés   forment ensemble une sorte d’étoile multicolore à plusieurs branches.
La pièce pourtant immense m'offre   la sensation qu'une présence  relie les corps entre eux, comme s’ils étaient en contact.
Je m'interroge sur ce que peuvent être leurs pensées.
je me dis qu' ici,  les  fardeaux d’une journée pénible, ou agitée, ou ombrageuse  s’estompent, faisant fondre la perception de l’extérieur.
 je remarque qu'il n’y a pas  d’espace ni de cambrure  entre les corps et  le sol.
 J'entends quelques soupirs, quelques gémissements, et le sifflement léger, presque inaudible des respirations.

Elle est assise, son visage est penché vers le sol, comme si elle observait quelque chose. Un léger sourire sur ses lèvres et  des yeux vifs et  tendres que je devine sous la frange épaisse de cheveux fins et blonds.
Le plus surprenant, ce que je regarde à présent, ce sont ses mains, et surtout ses pieds : anguleux et veinés comme certains arbres, puissants, tellement musclés qu’ils ont l’air torturés, larges, presque carrés, et comme sculptés.

Premier rendez-vous

Elle était contrariée. Son petit doigt lui avait pourtant dit. Elle avait cru, l’ingénue, que les choses iraient simplement pour elle. Rien n’allait de soi, toujours cette négociation à entreprendre, et soudain elle avait peur.  Cela durerait longtemps ? Qu’allait-elle dévoiler ? Une fébrilité, le désir d’être là ou celui d’être ailleurs, allait-elle répondre aux questions banales qu’on lui poserait, perdrait-elle pied très vite ou seulement quand  le sol  se déroberait sous ses pas ? Pourrait-elle s’enfuir à temps, tourner les talons très vite, sourire, jouer et rester maîtresse de la situation ? Comment allait-on la regarder, comment allait-on la trouver ? Avait-elle mesuré tous les risques ?
Elle se pressait, sans doute voulait-elle hâter le moment de son départ, que le temps passe vite, beaucoup plus vite.
La main dans la poche de son manteau elle froissait et défroissait machinalement tous les papiers qui s’y trouvaient : la liste pour les courses, une vieille enveloppe, un ticket de cinéma sur lequel elle avait noté l’adresse connue maintenant par coeur.
Du passé tout cela, se disait-elle, je remue tout ce passé avec ma main glacée. Elle passa près d’une poubelle, jeta le tout, s’étonna du vide qu’elle ressentit dans sa paume, y souffla de l’air pour se réchauffer.
Elle leva les yeux : du visage souriant penché au-dessus d’un balcon émanait une sorte de tranquillité qu’elle envia. Le petit garçon là haut lui fit un signe de la main et l’appela : «  hé, où vas-tu ? » Elle ne répondit pas, lui sourit,  montra du doigt la rue Badelel, puis continua son chemin.
 La rue Badelel était une impasse piétonne bordée de chaque côté par de jolies maisonnettes toutes différentes,  dont s’échappaient des volutes de fumée blanche. Des arbres alignés sagement au centre de l’impasse, tous fleuris, lui donnaient un air très gai, mi- ville mi- campagne.
Son sac lui parut lourd et elle s’arrêta : on lui avait dit que c’était  la dernière maison tout au fond avec une vitre brisée, on  l’attendait sûrement, elle ne pouvait plus reculer, maintenant.
Elle sonna. Un coup bref, léger. Attendit un peu. Ne s’était-elle pas trompée ? Etait-ce bien l’heure fixée pour ce rendez-vous ? Elle éprouva un instant le sentiment que tout ceci était ridicule, faillit rebrousser chemin. Elle entrevit alors par la porte fermée une lueur, entendit une porte claquer, quelqu’un venait lui ouvrir.
« Ah, je vous attendais ! Enfin. » Elle reconnaissait la voix entendue quelques jours auparavant au téléphone et se sentit soulagée. L’homme lui serra la main, puis l’invita à le suivre.
Elle resta debout pendant plusieurs minutes dans la grande pièce où pêle-mêle s’entassaient, posés sur le sol, livres, photographies, dessins. Il souriait : « ça vous étonne, tout ce désordre ? » et lui proposa un thé.
Le mur contre lequel elle s’adossa ensuite était lézardé sur toute sa hauteur, la lampe du plafond était douce, la fenêtre un peu plus loin s’ouvrait sur un jardin :  elle avisa des hautes herbes,  des fleurs aux longues tiges étirant leur silhouette comme de grands êtres,  au fond un pin maritime penché auquel semblait accroché un filet, non, un hamac troué. 
Ca vous plaît ? Et sans attendre sa réponse, il dit : « bon ! Au travail », et lui fit signe de la suivre.
Elle s’avança mollement, hésitante. Il la mit à l’aise : « Ne vous inquiétez pas, je prépare mon matériel. Derrière le paravent là bas, dans ma chambre, vous pourrez  vous préparer tranquillement »
Elle ressentit une étrange excitation : c’est la première fois qu’elle allait poser pour un peintre.
 Pourtant, des années plus tôt, adolescente, après son exclusion de l’internat, un soir, elle avait  accepté d’offrir un thé dans sa chambre au professeur de dessin du collège qu’elle croisait parfois au bureau de tabac. Ce soir là, cet homme de 30 ans qui l’impressionnait beaucoup avait été plus pressant que d’habitude ; elle n’avait pas osé refuser et quelques heures plus tard, après avoir bu plusieurs litres de thé il l’avait convaincue de s’allonger sur le lit, prétextant vouloir la regarder, pour peut-être la peindre, parce qu’elle était, d’après lui, d’une beauté singulière. Assis à l’autre bord du lit, il l’avait priée de fermer les yeux. Elle l’entendit alors  dire : « ton corps, tu ne le connais pas vraiment, j’en suis sûr, laisse-moi, je vais te faire voir quelque chose ! Mais garde tes yeux fermés et  surtout n’aie pas peur de moi»
Elle avait eu d’abord envie de rire, comme d’une mésaventure, comme de sa propre naïveté, mais se laissa porter par la voix, même si cet homme ne lui inspirait pas confiance. Bercée peu à peu  par les paroles, elle se sentit glisser dans un état semi-conscient : cette voix était une musique qui la rendait extrêmement molle et tendre au-dedans d’elle. Elle entendait l’homme respirer à quelques cm  et tressaillit lorsque que  ses mains chaudes et douces descendirent doucement  la fermeture éclair de son jean, pendant qu’il continuait de lui parler: «  Es tu sûre que tu connais cette partie du corps,  cette crête, l’os iliaque ? Ne bouge pas, ne parle pas, reste allongée, fais-moi confiance, je vais te  montrer…Iliaque, iliaque, entends-tu  comme ça résonne ? »
Elle pensa confusément un instant à Ithaque, au retour d’Ulysse sur l’île, puis bientôt oublia tout, but à la source des mots, obéit à la voix,  se sentit aimantée, subjuguée, et délicieusement soumise.
Il fit glisser son pantalon le long de son corps et elle se sentit un court instant ridicule, ainsi dévêtue, offerte. Ne se résignant pas à ouvrir les yeux, n’osant se regarder, elle  préféra glisser encore plus loin, plus profondément dans l’inconscience.
Il lui dit enfin : «  maintenant, ouvre tes yeux »
La main, grande, aux doigts écartés, s’était posée sur le ventre nu:
 « On dirait un oiseau, il est  tout chaud, tout rond, ta peau est douce. Tu serais un beau modèle à peindre, tu sais, un beau modèle féminin …"
Les doigts insistaient, allaient et venaient  sur  une ligne entre le pubis et ses hanches, à gauche, puis à droite, et elle ouvrit les yeux, amusée, étonnée, intriguée. Ravie, elle s’exclama
« L’os iliaque, c’est ici ? »
Il lui prit la main, la guida :
« Oui, tu vois, cette excroissance au-dessus de la chair, qui pointe comme une crête, chez toi si douce et bombée comme le relief d’une colline,  parfois anguleuse ou pointant comme un roc, elle fait tourner la tête des hommes comme moi ! »
Il se leva en riant, puis reprit sa place à l’autre bout du lit.

« Vous êtes prête ? » demanda l’homme comme elle souriait, encore plongée dans ce souvenir de collège.
A toute vitesse elle se déshabilla, puis apparut nue, les deux mains croisées sur sa poitrine.
Il n’eut pas l’air gêné du tout mais son regard s’éclaira d’un large sourire.

lundi 20 décembre 2010

Après

Un petit carnet jaune pâle à spirales dans la main d’une fillette de 11 ans assise, de côté, inconfortablement,  sur le lit d’une des chambres de la  maison louée en Espagne par ses parents pendant l’été. C’est la fin août. Studieuse, appliquée, concentrée,  grave, elle écrit,  inscrit  les fragments d’une langue, quelques sons, les syllabes maladroites, quelques mots qu’une bouche bée de bébé articulait. Elle va partir bientôt. Ils l’attendent en bas, les bagages sont dans la voiture, sa mère la presse, elle doit se hâter.
Dans le petit carnet  elle fait apparaitre peu à peu une série de mots, plusieurs phrases qu’elle note sur une page, puis sur deux. 
Le grand regard bleu aux yeux tombants chavire alors dans le sien,  le dos nu hâlé se ploie et les bras potelés entourent ses épaules, le front bombé touche son front, des boucles blondes tombent sur son nez, une petite main douce joue à embrasser sa joue avec ses doigts largement écartés, essuie ses larmes  et la voix rieuse au timbre clair lui dit encore : « pleure pas Otie »
Elle dit et écrit : Otie.  La sonorité brillante ravive instantanément les cheveux blonds ondulés, fait tinter la  médaille qui rebondissait toujours à l’envers sur le dos, ranime la nuque offerte aux caresses et les baisers mouillés. La  course effrénée de l’enfant, l’empreinte de ses  pieds nus sur le sable.  Il lui semble qu’elle court à côté de lui. Elle s’étonne de tant pleurer  en s’écoutant dire son prénom comme il l’appelait.
Elle sent alors  la résonance de quelque chose d’indéfini encore,  si intense, si profond, si inouï qu’elle pourrait  le  faire vivre en elle.

« Oh ! Cesse de le guetter
Et cesse d’en rêver ! »
Disais-je à cette enfant
Au regard si ardent
Penchée à sa fenêtre

« Eh ! Rien ! - m’assurait-elle,
Je ne vois que le ciel.
Mais, ne me disais-tu pas
Qu’il faut rester là
S’il appelle, s’il s’éveille ? »

Là, dans un lit d’enfant,
Les yeux fermés il dort.
Ses boucles emmêlées ont chaviré
Dans un océan d’éther.
Sa bouche est bleue de mer.
« Amère Mère ! Vois !  Il  s’en va »